La «blockchain »

La «blockchain » pourrait balayer les grands groupes du BTP

Pour l’architecte Mathieu Mercuriali, la numérisation des transactions et des services ouvre la gestion et la construction des villes à une économie collaborative entre ses usagers.

Par MATHIEU MERCURIAU

Jusqu’ici célèbre pour être le support technologique des cryptomonnaies comme le bitcoin, la « blockchain »,

outil décentralisé et numérisé de sécurisation des transactions, va investir tous les secteurs. Dans celui de la construction, ses applications pourraient entraîner la suppression d’intermédiaires et la redéfinition des marchés, provoquant l’apparition d’une économie collaborative dans une ville qui appartient à tous, et donc la participation de nouveaux acteurs pour la gérer. Tous les segments sont concernés, du réseau d’énergie à la gestion de location de bureaux à la demande, à travers la création de réseaux décentralisés à l’échelle mondiale.

Dans les années 1960, l’historien américain Lewis Mumford (1895-1990) décrivait notre société, verticale et hiérarchisée, comme une « mégamachine » dont les humains sont les composants et leurs dirigeants les mécaniciens. Aujourd’hui, la « biockchain» casse ce principe pour créer un réseau où chacun contrôle une machine protéiforme grâce au «pair à pair» (peer-to-peer). Patrick Waelbroeck, professeur à Telecom ParisTech, parle de «liquéfaction du monde physique», dont l’organisation passe par les réseaux informatiques décentralisés. L’arrivée des systèmes informatiques est matérialisée par la mise en place des smart grids. Première pierre de la smart city, les smart grids sont des réseaux intelligents d’électricité qui ajustent les flux en fonction des demandes. Le projet Issygrid, par exemple, est déjà opérationnel à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine) et connecte près de 100 foyers et 2000 employés dans un groupe de partage d’énergie. La numérisation de notre environnement urbain par des smart pro grams est en marche: un groupe d’habitants de Brooklyn, à New York, a mis en place en 2016 un micro-réseau de production d’énergie entre voisins, pour limiter le recours au réseau des grands groupes.

RÊVE D’UNE VILLE AUTOGÉRÉE

L’ouverture à la concurrence des réseaux d’énergie en Europe, concomitante avec l’arrivée de nouveaux systèmes de gestion décentralisés, va précipiter les villes et le secteur de la construction dans une nouvelle organisation. Ce n’est pas un hasard si Total, géant de l’énergie, lance GreenFlex, une filiale qui souhaite mettre en place des boucles énergétiques locales pour se positionner sur un marché prometteur. Ainsi, l’énergie n’est plus produite par une centrale thermique ou nucléaire ni par une ferme éolienne, mais par une centrale virtuelle composée des différents producteurs d’énergie – des habitants aux grands groupes.

A l’opposé d’une gestion par un serveur centralisé, la blockchain pourrait atomiser le système actuel. Le contrôle des données liées pour le moment à l’énergie pourrait intégrer l’organisation de la ville sans avoir recours à des prestataires issus des grands groupes du BTP. A l’image d’une société collaborative, la blockchain pourrait devenir le système de gestion de notre environnement bâti. La société Slock.it propose déjà d’intégrer dans nos lieux de vie des objets intelligents connectés aux réseaux de blockchain. Les opérateurs immobiliers pourraient ainsi louer des appartements ou des bureaux de co-working sans passer par des organismes de gestion: c’est le rêve d’une ville autogérée où chacun pourrait louer chaque espace à l’heure et chaque service à travers des smart contracts – des contrats intelligents, car s’exécutant automatiquement sur la blockchain pour limiter le nombre d’intermédiaires.

Avec ce système, se pose la question de la responsabilité et des limites des prestations. Qui sera le garant d’une bonne exécution des travaux, si ceux-ci sont redistribués automatiquement durant le chantier en contrats plus petits via la blockchain? Des petites entreprises se groupant virtuellement pourraient ainsi répondre à des marchés plus ambitieux. Les promoteurs pourraient en faire de même.

Ce serait la fin de la suprématie de certains leadeurs du secteur. Pour répondre à cette pression, un programme « blockchain pour smart grid » a d’ailleurs été mis en place au sein de Bouygues Immobilier, afin d’intégrer cet outil dans tous les nouveaux projets énergétiques.

Certes, malgré la numérisation des marchés et des services, la construction reste tributaire de la matière pour construire notre environnement et dépend du cours des matériaux dans le monde. Mais les nouvelles filières de matériaux et de systèmes constructifs associés aux smart grids supportées par la blockchain vont totalement modifier les chantiers futurs. Après les révolutions de l’acier et du béton, la révolution numérique transforme la matière de la construction en fluide, grâce à l’alchimie de la blockchain.

Mathieu Mercuriali est architecte. Il travaille notamment au sein de l’agence Office for Metropolitan Architecture en tant que senior urban designer